Geneviève Spring
Apprendre le décès d’un ou une collègue, responsable, patron, ou encore stagiaire: qui n’a pas vécu ce bouleversement de se retrouver sur son lieu de travail et vivre le tsunami des sentiments, pensées et émotions? La nouvelle génère une forme de malaise entre collègues, des questionnements à savoir comment réagir, une surcharge de travail pour compenser l'absence, des risques de tensions ou encore une communication perturbée.
Le deuil est une expérience universelle, une épreuve intime et complexe qui touche chacun à divers moments de sa vie. Il est souvent difficile à traverser et nécessite d’être entouré et accompagné. Les études scientifiques sont unanimes à ce sujet: l’entourage n’est pas souvent un appui suffisant lors d’un deuil, ce qui peut s’expliquer par les peurs et hésitations des proches face à l’idée d’aggraver la souffrance de la personne endeuillée. D’où l’importance du soutien offert par l’entreprise en cas de deuil.
Pourtant, dans le cadre professionnel, cette réalité est souvent minimisée, voire occultée, et les collaborateurs endeuillés se retrouvent confrontés à une double peine: affronter la perte tout en maintenant leur rôle au sein de l’entreprise. Selon l’OMS, 10 % des personnes endeuillées développent un trouble de deuil prolongé, un état qui peut durablement affecter la santé mentale et la capacité de travail.
La protection de la santé
En Suisse, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) embrasse une large palette de thèmes dont les entreprises doivent tenir compte. En font notamment partie les conditions de travail. Et la mention de la protection de la santé est clairement notifiée.
La protection de la santé s’applique aussi dans le cas d’un deuil. Dans certaines situations, il est donc possible que l’employeur soit amené à prendre des mesures spécifiques pour faire face à cette circonstance particulière: le deuil peut être un facteur de risques à différents niveaux (psychique, social, physique) et appelle à la vigilance ; le travail peut tout à la fois être un lieu de répit, voire de ressourcement et de redoublement de la peine, en accentuant la fatigue, par exemple.
Le besoin d’accompagnement des responsables et des employés semble être une évidence pour le maintien de cette santé pour la personne comme pour l’entreprise. Chaque personne réagit différemment lors d’un deuil. Le processus est singulier sans calendrier prédéfini. Ses manifestations (choc, colère, tristesse, acceptation) peuvent se succéder de manière non linéaire. Plusieurs formes de souffrance peuvent être identifiées, comme des problèmes de santé, des troubles du sommeil, de l'anxiété, de l'irritabilité ou une fatigue physique, augmentant le risque d'erreurs, d'accidents ou de congés maladie prolongés (absentéisme).
Les conséquences pour l’entreprise
La personne endeuillée peut souffrir d'une diminution des performances, d'une difficulté à prendre des décisions, d’un isolement ou d’un surinvestissement, d'une perte de mémoire et d'une baisse de la concentration due à la charge émotionnelle et mentale. Le sentiment d'être incompris ou non soutenu par l'entreprise peut entraîner une perte de motivation et un désinvestissement progressif du travail.
Faire preuve d’humanité ne dispense pas de tenir compte de l’impact et du coût que peut représenter un deuil non accompagné par un professionnel extérieur à l’entreprise. Les coûts indirects peuvent se traduire par une baisse de la qualité du travail, des retards dans les projets, une augmentation de l'absentéisme et potentiellement du présentéisme, soit être au travail mais peu productif.
Quant au climat social, l'indifférence de l'employeur peut impacter le moral de toute l'équipe, qui peut ressentir de la frustration ou de la pression, dégradant ainsi le climat de travail. Du point de vue juridique, ignorer la situation peut entraîner une violation du devoir de sollicitude (Art. 328 CO), car l'employeur est tenu de protéger la santé physique et psychique de ses collaborateurs.
Le cadre légal en Suisse
Bien que le droit suisse ne fixe pas de durée standard pour le deuil, il existe un cadre et une sensibilisation croissante. La loi suisse (Art. 329 al. 3 CO) accorde un droit à des jours de congé pour les événements familiaux (incluant le décès) qualifiés d’«usuel» ou de congés extraordinaires. La durée exacte varie souvent selon le lien de parenté (1 à 3 jours pour les proches parents, souvent plus pour le conjoint/partenaire ou les enfants).
L'obligation de protéger la personnalité et la santé des travailleurs (Art. 328 CO) impose à l'employeur une approche humaine et flexible. Les spécialistes et les hautes écoles de travail social suisses soulignent qu'une gestion proactive du deuil (flexibilité des horaires, allègement temporaire des tâches, formation des cadres) est essentielle pour prévenir les risques psychosociaux.
De plus en plus d'entreprises, de CCT et de fédérations patronales et syndicales suisses (comme TravailSuisse ou HR Swiss) reconnaissent la nécessité de mettre en place une véritable politique de gestion du deuil pour aller au-delà des congés minimaux et structurer un soutien humain et organisationnel, évitant ainsi un traitement inégalitaire «au cas par cas».
La loi suisse n'oblige pas à fournir un accompagnement psychologique formalisé. Le devoir de sollicitude et les règles contre le licenciement abusif incitent fortement l'employeur à faire preuve d'humanité, de souplesse et à prendre des mesures appropriées (comme un allégement temporaire des tâches ou le respect des jours de congé prévus) pour soutenir l'employé endeuillé.
Les dispositifs et stratégies détaillés (flexibilité, soutien managérial, ressources RH) ne sont pas de simples «avantages sociaux»; ils sont l'expression concrète d'une culture d'entreprise responsable et mature. En reconnaissant la douleur du deuil, l'organisation investit dans la résilience de ses équipes et la fidélisation de ses talents.
L'accompagnement du deuil est une implication et une application forte de la manière dont une entreprise considère ses collaborateurs: non pas comme de simples ressources productives, mais comme des êtres humains complets.
Accepter le travail de deuil en soi et autour de soi
Assumer le deuil, le terme comme le processus, c'est accepter que le chemin du retour à la pleine productivité ne soit pas linéaire. C'est reconnaître qu'une période de renoncement et d'ajustement est nécessaire. C’est apprendre de chaque situation de deuil un plus de soi, en soi et autour de soi. C'est là que la dimension spirituelle et collective du deuil prend tout son sens, y compris dans le cadre professionnel.
En proposant le temps, l'espace, et le soutien nécessaires, l'organisation permet à l'employé d'intégrer son deuil, de se «dessaisir» de l'ancien soi, de «revêtir» un autre soi intérieurement et extérieurement, et «re de venir au travail» différemment.
L'appel est clair aux entreprises d'aujourd'hui de formaliser ces démarches d'accompagnement. En intégrant la dimension humaine et temporelle du deuil dans leur politique RH globale, elles ne font pas que se conformer à la loi; elles bâtissent un climat social plus riche et plus solide, préparé à traverser toutes les épreuves de la vie.
Un deuil peut en cacher un autre
Mais attention! Un deuil peut en cacher un autre. Le plus grand risque est de croire que le processus de deuil est terminé lorsque le calme revient. Le premier deuil, c'était l'émotion collective, le second, plus silencieux mais potentiellement plus dévastateur, est celui des conséquences invisibles comme l’épuisement individuel, la perte de sens, ou la déstructuration de l'équipe. La résilience n'est pas un sprint, mais une vigilance continue qui doit s'inscrire dans la durée. C'est pourquoi la résilience n'est pas un acte unique pour surmonter une crise isolée, mais une vigilance continue qui s'inscrit dans la durée, nous permettant de nous adapter sans cesse aux transformations inéluctables que la voie du deuil nous demande de traverser.