Le monde du travail est fou d’objectifs. L’accompagnement de type coaching aussi. Il se pense dans une trajectoire de type : construire un objectif – rassembler les ressources – élaborer les moyens d’y parvenir et évaluer l’atteinte de l’objectif. J’aimerais ici ouvrir la réflexion sur le modèle par objectif et son usage à tout va.
Poser un objectif, c’est un peu comme jouer aux fléchettes, avec le plaisir que nous avons à toucher dans le mille. Il y a là deux amours : celui de la cible et celui de la direction.
Se donner une direction rassure et donne de l’allant à nos pratiques. Surtout depuis que nous travaillons essentiellement sur une base digitale. L’absence de matière nous prive de la sensation d’achèvement. Nous n’avons plus guère la possibilité de contempler un travail achevé, puis de s’en séparer. Nous ne bénéficions plus que d’un bref répit avant l’obsolescence ou la prochaine mise-à-jour. Comment tirer satisfaction de tâches qui s’enchaînent comme une ritournelle. Nous manquons de ponctuation : point, à la ligne, espace.
L’artisan a un objet placé devant lui. Face aux écrans, ce qui est placé devant soi est un objectif. La racine est la même, mais le monde matériel a disparu avec l’arrivée du suffixe if. Il n’est plus créé dans l’aller-retour entre nos mains et la matière, mais du bout des doigts et avec notre imagination. Elaborer un objectif personnel ou professionnel est une tâche autant ardue qu’hasardeuse, car, malgré tous nos efforts, nous n’avons prise sur le futur. Elaborer un objectif est un travail d’imagination qui se base sur notre mémoire. Une conjecture tissée par nos désirs, tel un jeu de hasard.
Comme nous n’avons nulle part où aller – plus d’argent n’étant pas une destination en soi – le sens de l’effort s’épuise et nous en sommes rendus à une forme de pensée magique. Incapables de nous orienter, nous composons des objectifs smart, soit une cible réaliste, spécifique, mais surtout évaluable, sur laquelle les points sont faciles à lire et à calculer. Or, il a beau être smart, un objectif reste une carotte virtuelle. Le hasard a creusé son lit dans l’idéologie du progrès.
Poser un objectif, c’est travailler avec le fantasme, s’ouvrir à un monde rêvé, forcément autre que celui où je suis et dans lequel il est urgent de ne pas me poser. L’objectif prouve que je vais de l’avant. Il est un au-delà de soi qui garantit la dynamique sans laquelle je me retrouve à la traîne, lâché sur le bas-côté, parmi ceux qui n’ont pas su se renouveler à temps.
En apparence, il y a contradiction entre le jeu de hasard qui invite le joueur à une certaine passivité – une fois les paris lancés, il attend – et l’objectif qui invite le travailleur à se battre et à se donner pleinement pour l’atteindre. A y regarder de plus près, nous pourrions dire que nous en sommes venus à devoir être à fois le parieur et le cheval. Nous misons sur nous-mêmes. Au cœur de l’effort, le parieur en soi pousse son cheval à aller plus vite pour atteindre la ligne dans les temps espérés.
Le travail apporte bonne ou mauvaise fortune selon que les objectifs sont atteints ou non. S’ils le sont, la chance est de notre côté et c’est l’occasion de lancer les dés à nouveau en pariant un peu plus. S’ils ne le sont pas, soyons bons perdants et relançons vite les dés tant que nous avons un peu de réserve.
La focalisation sur la destination, induite par l’objectif, met des œillères et nous en arrivons à ne plus tenir compte que des éléments incontournables sur le chemin. Eléments que nous considérons alors comme des encoubles et des pertes de temps, mais rarement comme l’opportunité d’une réalisation singulière. Adieu le galet bien rond et la pive odorante que nous glissions dans nos poches. Si nous pouvions voler jusqu’à nos objectifs et nous débarrasser définitivement du chemin à parcourir, de sa topographie, la vie serait plus simple ! Elle serait standardisée. La norme pour objectif. Un trait entre des points pour obtenir une image prédéfinie. Plus de ligne souple qui suit le fil de son inspiration et ose révéler ce qui se dessine en creux, dans l’ombre de nos intentions. Pas de rencontre avec l’émergence. L’être-là garde l’intentionnalité, mais ne prend plus le risque de se jeter dans l’ouvert, dans le Vide. Le futur est alors fermé et linéaire. L’être humain tente de rester dans la maîtrise de son savoir. Sa porte n’est plus ouverte à l’inconnu, à ce qui se réalise par la rencontre, au potentiel.
Alors, quelle est son utilité ? Il répond à une certaine une idée du progrès. Il rassure. Il oriente. Il répond à notre croyance de consommateur que la vie dépend de nos choix. Il nous donne un sentiment de maîtrise du temps. Temps qui est de l’argent.
La notion d’objectif renvoie à l’idée d’un monde mis à disposition de l’être humain. Un monde « visible, atteignable, maîtrisable et utilisable [1]», pour reprendre les termes d’Hartmund Rosa. Il est grand temps de questionner ce présupposé du rapport au monde propre à la modernité. Aujourd’hui, nous sommes pleinement conscients que le monde nous est indisponible malgré tous nos efforts de conquêtes. Or, si l’on poursuit la pensée du philosophe : « Ce n’est pas le fait de disposer des choses, mais l’entrée en relation avec elles, le fait d’être en mesure de susciter leur réponse – l’efficacité personnelle – et de s’engager ensuite à son tour dans cette réponse, qui constitue le mode fondamental pour l’humain de l’être-au-monde dans sa forme vivante. »
Le monde du travail n’est peut-être pas le lieu de l’ouvert et de la réalisation du potentiel et il demande une forme de maîtrise. Le déterminisme prend ici le pas sur l’intentionnalité. Alors justement, les espaces ouverts manquent.
En tant que coachs, nous avons l’occasion d’offrir de tels espaces. Or, pour qu’un espace puisse être réellement ouvert, il doit être ouvert à la rencontre, ce qui signifie être libéré de l’objectif. Le sens se construit alors dans la rencontre avec soi-même et avec l’autre.
Pour se rencontrer vraiment, il s’agit d’être-là, dans une présence prête à basculer dans l’ouvert, il n’y a pas à craindre d’être statique en se privant d’objectif. La rencontre est mouvement et ce mouvement va entraîner la personne à réaliser son chemin.
La présence est une pierre angulaire des métiers de l’accompagnement. Être présent à soi, à l’autre et à l’environnement dans lequel nous nous inscrivons. Je nommerais la présence dont il est ici question, une présence simple. Simple, en cela qu’elle offre un contenant – par nature vide – où viendront circuler les impressions, les images et les pensées. Ces éléments circuleront librement sans que, par un effort de réflexion, nous ne cherchions d’aucune façon à les imbriquer l’un avec l’autre dans une logique de sens.
La présence simple exige une concentration souple de l’attention. Une agilité face à l’inattendu et un refus net de se laisser embarquer dans des méandres réflexifs ou dans une nuée émotionnelle. La présence simple est funambulesque. C’est une présence débarrassée des convictions ou croyances à défendre. Elle se montre ainsi fragile et douce. Elle seule ouvre réellement un espace de rencontre.
Moins il y a d’enjeux, plus il y a de jeu. La présence simple autorise une rencontre où les enjeux qui habitent notre vécu quotidien s’absentent l’espace d’un instant.
Or, avoir un objectif revient à poser un enjeu.
Isabelle Roch, Grund, le 19 août 2020